26 sept 2025

Taxe Zucman - L’analyse de France Digitale

France

Depuis plusieurs semaines, la proposition de l’économiste Gabriel Zucman visant à créer un impôt plancher de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros fait débat.

Pour France Digitale, qui a reçu et échangé avec Gabriel Zucman lors du France Digitale Day 2025 (ici pour lire l’intégralité du débat), tout l’enjeu d’un tel dispositif est de répondre à la double injonction d’être équitable sur le plan fiscal, tout en limitant les effets de bord sur l’écosystème d’innovation et plus globalement l’économie française. Nous en décryptons ici les effets et impacts attendus pour l’écosystème d’innovation.

 

1. Inclure l’outil de travail dans l’assiette de la taxe, un effet de bord néfaste

La logique de la taxe Zucman vise notamment à fiscaliser l’outil de travail : les biens professionnels, comme les actions d’entreprises, mêmes peu liquides. Une start-up ou PME de croissance dont le contribuable est fondateur et actionnaire correspond justement à ce type d’actifs. Taxer indistinctement de tels biens au seul motif de la valeur qu’ils représentent pour leur détenteur constitue un effet de bord néfaste, car cela traduit l’idée qu’un patrimoine ayant une grande valeur confère nécessairement de fortes facultés contributives. Cela revient à assimiler des plus-values potentielles ou des bénéfices non distribués à un revenu déjà encaissé. Or, il est important de comprendre que :

  • La valorisation d’une entreprise non cotée est variable et discutable, car fondée sur l’estimation de revenus non pas actuels, mais futurs. Par exemple, Deezer a mis 17 ans avant de générer des bénéfices. Par ailleurs, une start-up valorisée plus d’un milliard d’euros peut voir cette estimation revue à la baisse en quelques mois. En 2022, les valorisations technologiques ont chuté de 40 % en moyenne. Cette volatilité rend donc toute taxation cohérente impossible.
  • Le patrimoine d’un entrepreneur est essentiellement composé de parts dans sa société non cotée, qui sont de fait illiquides. Ainsi, un entrepreneur ou investisseur ayant 100 millions d’euros de parts d’une société non cotée ne dégageant pas de bénéfices serait dans l’impossibilité financière de s’acquitter de l’impôt. C’est ce qu’a affirmé Arthur Mensch, cofondateur de Mistral AI, qui est valorisée 11,7 milliards d’euros. En supposant que ses trois fondateurs détiennent 20 % du capital, ils devraient s’acquitter de 47 millions d’euros. Or, l’entreprise, bien que réalisant 300 millions d’euros de revenus annualisés, n’est pas encore rentable.

 

Ainsi, cette taxe viendrait sensiblement impacter les fondatrices et fondateurs de start-ups et PME de croissance, ainsi que les business angels qui ont financé ces entreprises, alors même qu’ils n’ont pas les liquidités pour s’en acquitter. En ponctionnant leur patrimoine, ces entrepreneurs-investisseurs réduiraient donc fortement leurs engagements en capital-risque en France, de même que les investisseurs internationaux qui voyaient jusqu’alors la France comme une terre attractive.

 

2. Emprunter ou vendre des parts pour s’acquitter de la taxe, deux mauvaises solutions

Face à l’impossibilité pour les fondatrices et fondateurs de start-ups de payer la taxe, Gabriel Zucman avance comme solutions que ces derniers (1) aient recours à l’emprunt bancaire ou (2) qu’ils vendent/cèdent des actions de l’entreprise. Ces deux solutions présentent selon nous plusieurs limites :

  • Si l’entreprise n’est pas solvable, il est assez improbable qu’une banque lui prête de l’argent, encore moins pour régler des impôts. Et même si elle le faisait, au moindre échec de l’entreprise, son fondateur pourrait finir fortement endetté.
  • Il est complexe de vendre rapidement des actions non cotées pour payer l’impôt, car contrairement aux actions cotées, ces participations nécessitent des négociations complexes avec les actionnaires et acquéreurs potentiels. Cette taxe viendrait donc désorganiser fortement les pactes d’actionnaires. Par ailleurs, contrairement au marché boursier, où le prix se fixe en fonction de l’offre et de la demande, une levée de fond est précédée d’un travail préparatoire pour démontrer les performances de l’entreprise, réaliser des audits et établir un prix de vente. Or, dans le cas de la taxe Zucman, la vente étant faite dans la contrainte, le fondateur devra vendre une partie de ses parts avec une décote, et ce, tous les ans.
  • Cela pose un risque pour notre souveraineté : l’Europe manque d’acheteurs capables d’engager plusieurs millions d’euros par an. Tout fondateur concerné par la taxe pourrait donc vendre une partie de ses parts à des acheteurs américains ou chinois, entraînant ainsi un risque de perte de contrôle. Cette vente forcée ouvrirait la porte aux fonds extra-européens, susceptibles de racheter nos pépites.

 

Pour parer cette situation, Gabriel Zucman propose de verser les parts de l’entreprise dans un fonds souverain géré par l’État. Cette situation a selon nous plusieurs défauts :

  • L’État, via Bpifrance par exemple, deviendrait, de fait, actionnaire de toute entreprise dont le fondateur est assujettie à la taxe Zucman. Prenons l’exemple de Mistral AI : Bpifrance, qui est aujourd’hui un actionnaire minoritaire de Mistral AI, se retrouverait, chaque année, à posséder 2 % supplémentaires du capital de l’entreprise, jusqu’à un jour en prendre le contrôle. Selon nous, ce schéma va à l’encontre de l’esprit d’entreprendre. Le président de Bpifrance s’est lui-même opposé à un tel schéma. Si Bpifrance est aujourd’hui au capital de plusieurs start-ups, dont Mistral AI, elle l’est à la suite d’un tour de table voulu par l’entreprise et négocié avec plusieurs investisseurs.
  • Dans tous les cas, tant que l’entreprise ne rentre pas en Bourse, les recettes pour l’État seront nulles car il possèdera uniquement des actions vendues/cédées par l’entreprise, ce qui n’augmentera pas les recettes fiscales. Et si l’État décide de vendre ces parts, ce sera avec une décote, dans les mêmes conditions que le fondateur, détériorant encore plus la valeur de l’actif et ne répondant pas à l’exigence de contrôle du capital.

 

Gabriel Zucman formule également l’idée que les actions sont revendues à des salariés de l’entreprise, afin de les impliquer davantage. Or, les salariés ne pourront pas acheter chaque année plusieurs millions d’euros d’actions.

 

Conclusion

France Digitale est en faveur d’une meilleure justice et équité fiscales dans notre pays. À ce titre, la question de la contribution des plus fortunés est un sujet d’importance qui mérite d’être débattu. Néanmoins, cette dernière ne doit pas entraver notre capacité d’innovation.

Une taxe appliquée sur des entreprises non cotées, non ou faiblement bénéficiaires avec des risques de pertes de souveraineté et de compétitivité aurait des conséquences concrètes sur notre écosystème : moins d’investisseurs (dans un contexte déjà marqué par un fort ralentissement des levées de fonds), moins de start-ups, moins d’emplois et donc moins de recettes fiscales, ce qui va à l’encontre de l’objectif de la taxe.

Notre écosystème ne peut se permettre de perdre de nouveaux investissements en phase early-stage (où interviennent les business angels), au risque de détruire une décennie d’efforts pour faire de la France le premier écosystème de startups en Europe : 16 200 start-ups, responsables de la création d’1,450 million d’emplois (source).

N’oublions pas que l’économie a besoin de capitaux patients, de personnes (business angels, fondateurs…) qui investissent dans des projets risqués et qui financent l’innovation. Contrairement aux États-Unis, où les fonds de pension jouent un rôle majeur dans le développement de l’innovation, ces derniers font défaut en France et en Europe. Par ailleurs, les règles prudentielles et le manque de liquidité du capital-investissement limitent l’investissement des banques et compagnies d’assurance dans l’innovation. Ainsi, les individus (business angels, entrepreneurs-investisseurs…) forment la principale poche d’investissement privé (en direct, via des clubs deals ou des VCs) qui permet aujourd’hui de financer l’innovation en France.

En les imposant sur la simple détention d’actifs, ces individus seraient contraints de désinvestir dans l’appareil productif, privant ainsi notre écosystème d’innovation de sa principale source de financement privé. Une start-up à la recherche de financements se retrouvera donc face à des investisseurs frileux ou à des exigences de rendement court-termistes plus élevées, ce qui remet en cause le principe même de vouloir faire émerger des champions.

Ainsi, si une telle taxe devait voir le jour, nous appelons a minima à prévoir une liste d’actifs à exonérer dans le calcul du patrimoine taxable et dans la durée, notamment les actifs professionnels (les participations dans les start-ups et PME innovantes, les fondateurs de start-ups, les business angels…).